La Littérature sur le Peuple Circassien

Comment autant de souffrances ont-elles pu nous échapper? Qui sait que des centaines de milliers de Tcherkesses et de Tchétchènes ont été déportés en Turquie à la fin du XIXe siècle puis en Asie centrale en pleine guerre mondiale? Qui a conscience que des dizaines d'insurrections, toutes plus sanglantes les unes que les autres, ont jalonné l'histoire de l'installation russe dans le Caucase? Quels terribles concours d'intérêts et d'indifférence ont-ils été nécessaires, et durant tant d'années, pour que des événements aussi tragiques et spectaculaires soient encore parfaitement ignorés de l'immense majorité de l'opinion?

Nous sommes de plain-pied dans l'histoire européenne pourtant, même si ce sont les confins du continent qui ont servi de décor à la déportation, au carnage et parfois même à l'anéantissement de peuples entiers du Caucase et de Crimée.

Certains d'entre eux ont refait surface récemment dans la conscience de la communauté internationale. Les Tchétchènes, les Ingouches, et, dans une bien moindre mesure déjà, les Tatars de Crimée sont à nouveau dans l'actualité. Nous avons oublié pourtant que ces peuples et leurs voisins, Tcherkesses, Avars ou Abkhazes, longtemps disparus de notre mémoire, occupèrent des décennies durant, au XIXe siècle, l'attention de l'opinion européenne.

Le combat de ces nations de montagnards contre l'empire russe, qui fut aussi la guerre la plus longue de l'histoire russe et l'une des plus coûteuses, suscita à l'époque tant d'émotion, tant de passion (et de campagnes russophobes) qu'il mobilisa à ses côtés intellectuels ou ONG de l'époque et suscita même la mise en scène d'œuvres théâtrales «engagées».

L'opérette Chamyl, incarnant la saga du chef charismatique de l'insurrection tchétchène, fit ainsi salle comble plusieurs mois à la Porte Saint-Martin. Et jusque dans les années 20, le Journal de Genève dont le rédacteur en chef était un fervent partisan de l'indépendance du Caucase multiplia ainsi les éditoriaux enflammés pour le soutien de la cause montagnarde.

C'est donc en quelque sorte renouer avec le fil de l'histoire que de publier aujourd'hui à Genève un ouvrage consacré au destin tragique de ces peuples. En éditant Les Damnés de la Russie, les Editions Georg poursuivent d'ailleurs courageusement sur leur lancée puisque c'est à la même maison d'édition que l'on doit deux des très rares publications récentes en français sur ce thème: celle de Matei Cazacu, Au Caucase, Russes et Tchétchènes, récits d'une guerre sans fin (1998) et celle d'Alexandre Grigoriantz, La Montagne du sang (1998). Alors que les grands éditeurs anglo-saxons ont remis ces dernières années le Caucase et son histoire dans leurs catalogues, que l'on réédite les œuvres fondamentales parues à ce sujet au début du siècle en Grande-Bretagne, que des romanciers américains arpentent ces vallées hantées des fantômes de centaines de milliers de victimes, l'édition française est d'une affligeante pauvreté.

Le mérite d'Alexandre Grigoriantz, qui a pris le parti de plonger dans les sources et les témoignages historiques russes, n'en est que plus grand. Loin de surfer sur les événements ou de se contenter de synthèses rapides, il relate de nombreux épisodes très peu connus, qui sont pourtant capitaux pour qui veut tenter de comprendre les racines des conflits actuels qui meurtrissent le Caucase. Car c'est bien du destin de cette région au cœur de la géopolitique contemporaine, qu'il est avant tout question, même si le sous-titre du livre, «Le déplacement de populations comme méthode de gouvernement», pourrait faire croire à une histoire de la déportation en Russie. Ici, les faits sont exposés. Et avec une rigueur et une sérénité remarquables dans un contexte aussi sensible où les épisodes les plus insoutenables se sont succédé. Pour aller plus loin, une réflexion approfondie sur la spécificité politique, économique et psychologique de la déportation et du nettoyage ethnique dans l'histoire russe, dans la conscience des auteurs de ces crimes, et plus encore sur la curieuse relation de ces peuples victimes avec leur propre histoire reste nécessaire. Elle permettra peut-être de comprendre les raisons du silence et de l'indifférence qui ont pesé sur ces génocides-là et qui pèsent aujourd'hui encore sur la réalité du bourbier tchétchène.

(http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=950)Eric Hoesli, Samedi 20 avril 2002